Regard d'expert: retour sur la recherche-action "ANCROCHAGE" avec Estelle Veuillerot, directrice d'EDUTER Ingénierie


L'ancrochage, une approche originale et adaptable pour favoriser la réussite des jeunes
Un récent état des lieux de la lutte contre le décrochage scolaire, effectué par l'Inspection de l'enseignement agricole, a pointé le paradoxe d'une relative méconnaissance d'outils pourtant très nombreux, dont la philosophie inspire parfois sans le savoir (ou sans le dire) des actions riches et variées. Si bien que la lutte contre le décrochage, et la promotion de la réussite scolaire, constituent aujourd'hui « des éléments structurants des projets d'établissement ». « L'ancrochage » se situe à l'intersection de ces deux approches et offre, par le biais d'expérimentations, un environnement fertile à l'élaboration d'actions innovantes, sur mesure, et quotidiennes. Focus sur l'origine de cette politique emblématique de l'enseignement agricole, ses modalités concrètes de mise en œuvre, et son avenir, avec Estelle Veuillerot, directrice d'Eduter Ingénierie.

Réseau Insertion-Égalité : En 2010, le projet PREDECAGRI a permis de mieux repérer les jeunes en rupture de scolarité et de fournir des données chiffrées recoupées au niveau interministériel. Face à ces statistiques, la DGER a souhaité initier une réflexion sur les conditions favorables à la persévérance scolaire. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'origine et les parti-pris de cette volonté ?

Estelle Veuillerot : Avec la recherche-action « Ancrochage », c’est un point de vue qui était très novateur à l’époque qu’a souhaité initier la DGER : s’intéresser non pas aux causes du décrochage, mais aux facteurs de réussite. Il s’inscrivait dans la suite d’un projet du Haut-Commissariat à la Jeunesse à l’époque, auquel nous avons répondu avec PREDECAGRI dont l’objet était de lutter contre la précarité dans l’enseignement agricole à travers deux volets : observer sur le terrain comment on s’emparait de la réforme du Bac Pro de 2009, et permettre un meilleur repérage des décrocheurs via un dialogue interministériel des systèmes d’information. Cela a notamment révélé que la souplesse des parcours des jeunes dans l’EA, naviguant entre formation initiale et apprentissage, créait certes des trajectoires parfois sinueuses mais au final très peu de « réels » décrocheurs. De là est précisément née l’idée qu’il fallait aussi et surtout s’intéresser à aux réussites scolaires, sociales et professionnelles.

RIE : Il a donc découlé de cette recherche-action plusieurs grands principes d'analyse du parcours d'un jeune, et d'action en tant que leviers pour les équipes pédagogiques et éducative. Lesquels ?

EV : L’ancrochage est une façon particulière de voir les élèves, les considérer comme des personnes et pas uniquement comme des élèves. C’est-à-dire à l’aune de leurs compétences psycho-sociales. Pour autant, nous n’oublions pas que l’enseignement agricole est un système d’enseignement professionnel et qu’il y a des savoirs académiques à acquérir. Il s’agit donc de (re)construire des jeunes et de leur transmettre des connaissances, dans une visée autonomisante les amenant à devenir autant de futurs professionnels compétents que des citoyens éclairés. Avec l’ancrochage, on est donc à la croisée du pédagogique et de l’éducatif. C’est pourquoi ce terme recouvre moins des actions précises que d’une posture particulière à adopter et adapter à chaque situation, afin d’agir sur les trois axes déterminant de la réussite d’une jeune : son autonomisation, sa socialisation, et sa professionnalisation.

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RIE : De toutes celles que vous avez pu accompagner, quelles actions vous ont semblé les plus emblématiques, marquantes et bénéfiques de cette méthode ?

EV : Une des difficultés de l’ancrochage est de le rendre visible. Il n’y a pas d’action phare qui le porterait, mais plutôt de multiples initiatives très localisées. De nombreuses réflexions ont été menées sur les évaluations et à travers elles sur la valorisation des élèves, leur capacité à s’autoévaluer pour donner de la valeur à leur travail. Ici, la question n’est pas donc pas de supprimer les notes pour les supprimer, mais de déterminer en quoi l’évaluation peut être un outil de construction pour les apprentissages, en quoi elle peut permettre aux jeunes de savoir ce qu’ils valent et de se fixer des critères pour un « travail bien fait ». On est alors vraiment sur une démarche « ancrochante », qui ancre l’apprenant dans une trajectoire ascendante de progrès et de réussite. On peut aussi citer les actions « d’itinérance pédestre », menées par Florac, qui poussent les jeunes à « faire équipe », à tendre la main aux autres dans une démarche de solidarité. Ou encore l’organisation d’une Foire à l’emploi à Luçon-Pétré, mobilisant l’ensemble des établissements scolaires d’un territoire. Sur toutes ces actions, on est plus sur des dynamiques que sur des actions uniques, qui rassemblent tous les acteurs des établissements, qui s’inscrivent le plus souvent dans des approches pluridisciplinaires, et qui sont valorisables par les jeunes au-delà des traditionnelles compétences scolaires. Ce sont des actions qui les font grandir, qui les aident à construire de la confiance, à développer des aptitudes et des comportements qu’on attend d’eux en milieu professionnel. Et puis il y a aussi tout ce qui a pu se faire à travers les initiatives CAPa, le développement de l’usage de l’explicitation dans les épreuves certificatives notamment, etc., qui participent clairement de la démarche de l’ancrochage même si elles n’en portent pas le « label ».

RIE : Concrètement et aujourd'hui, quel appui un établissement peut-il solliciter et comment ? Quel est le processus à suivre, pas à pas, pour une équipe qui voudrait réfléchir ou résoudre une situation identifiée ?

EV : La première chose à savoir c’est que le Dispositif National d’Appui (DNA), et notamment l’Institut Agro Dijon qui est fortement mobilisé sur la question de l’ancrochage, n’intervient pas pour un établissement de manière isolée. On ne fait pas de l’ancrochage tout seul dans son coin : c’est vrai pour un enseignant dans son établissement, c’est vrai pour un établissement sur son territoire. Il faut collecter les problématiques et les réflexions, et mutualiser les appuis et solutions. A l’Institut Agro Dijon, nous n’avons de toute façon pas la possibilité de répondre aux sollicitations de 200 établissements publics et 700 privés. Le meilleur canal dont nous disposons est donc celui du réseau Insertion-Égalité des chances, qui peut appuyer des projets et actions, et orienter vers les établissements du DNA.

RIE : Le lancement de la recherche action fête aujourd'hui ses dix ans. Quelle est l'actualité la plus récente de cette méthode ? De grandes tendances au niveau des expérimentations se dessinent-elles ?

EV : De façon générale, on peut dire que l’approche capacitaire des diplômes, devenu un véritable marqueur identitaire de l’enseignement agricole et dont la mise en œuvre se poursuit aujourd’hui, a profité de toutes ces recherches et actions d’ancrochage. Son enjeu est en effet de « récupérer l’expérience » pour « valoriser la compétence ». Aucun système éducatif n’a été aussi loin sur cette question que l’enseignement agricole. A la base, il y a une vraie croyance humaniste en « l’éducabilité » des individus derrière cette politique. Plus récemment, il y a aussi eu une reprise en main claire de la thématique de la réussite scolaire avec la pandémie et ce qu’il s’est joué pour les jeunes avec les confinements successifs. Plus généralement, l’arrivée en force de la notion de compétences psychosociales, conforte tout le travail sur l’ancrochage et peut être vue comme une future opportunité de le poursuivre par d’autres actions.

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