Regard d'expert: Hélène Romano

Dr en psychopathologie-Habilitée à Diriger les recherches, psychothérapeute

Le harcèlement, une blessure psychique invisible à penser


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Hélène Romano


Le harcèlement scolaire est aujourd’hui mieux reconnu, mais il reste toujours aussi difficile à repérer, car il se caractérise justement par des violences sournoises intentionnelles, répétées et agies sans public. Il reste donc très difficile à dénoncer surtout que la honte, la culpabilité et la peur sont fréquemment ressenties par ceux qui le subissent et qui préfèrent se taire. Le harcèlement peut prendre des formes très variables : mise à mal des affaires scolaires et des vêtements (jets d’encre, dépôt de colle, coup de ciseau), violences physiques, psychologiques, sexuelles ou cyberviolence. Il apparaît désormais sans limites depuis que les réseaux sociaux en sont devenus l’un de ses supports, les élèves qui le subissent n’ont plus aucun répit : jours et nuits, sept jours sur sept, ils peuvent être harcelés sans pouvoir espérer un moment sans subir ces actes destructeurs.
Car au-delà des blessures qu’il inflige et qui peuvent être constatées à travers des traces, le harcèlement est avant tout une blessure psychique invisible qui atteint l’humanité de celui qui le subit, mais aussi de celui qui l’agit. Car en agressant un autre tout individu transgresse cette obligation tacite qui existe au sein de tout groupe social à savoir le respect de l’altérité. Cette attention à l’autre qui nous permet de ne pas se blesser. Dans les cas de harcèlement comme dans toute maltraitance et toute violence, l’autre n’existe plus. Il est réduit à l’état d’objet dans une sorte de loi du tout ou rien, dans une logique mortifère de « ou c’est lui, ou c’est moi ». Ce qui permet de comprendre qu’il existe plusieurs profils de harceleurs mais aussi qu’un élève harcelé peut aussi devenir un harceleur et réciproquement.
Si le harcèlement scolaire est décrit depuis que la scolarisation existe, ses formes ont évolué en particulier avec les réseaux sociaux, mais aussi en raison du contexte social. Car un enfant (comme un adolescent) a besoin pour grandir d’adulte suffisamment attentif à lui et en capacité d’être disponible psychiquement pour lui. Aujourd’hui nous constatons que les enfants de sixième passent en moyenne (et hors confinement) plus de cinq heures derrière leurs écrans, mais moins de dix minutes à parler avec leurs parents. Aucune application, aucun logiciel informatique aussi performant soit-il, ne peut remplacer le parent et cette attention qu’il se doit d’apporter à son enfant. Quand c’est la tablette qui occupe, quand c’est le smartphone qui rassure, quand c’est le jeu vidéo qui calme, quand c’est la télévision qui endort, ou est le parent ? Peut-être lui aussi derrière un écran, mais en tous cas il n’est pas là, psychiquement, pour son enfant ; pour le rassurer, le protéger, lui apprendre les interdits, lui transmettre l’empathie et tous ces repères éducatifs qui font l’altérité. Nous assistons à une génération « d’orpheliens », c’est-à-dire des enfants et des adolescents qui grandissent avec des adultes « desenfantés » à « l’insu de leur plein gré ». Des parents qui aiment leur enfant ou leur adolescent, mais qui ne comprennent pas qu’un écran ne peut les remplacer ; que s’opposer fait partie de l’autonomisation, que transgresser un cadre fait partie du développement d‘un enfant et que pour pouvoir grandir l’enfant a besoin de contester aussi son parent ou celui qui fait autorité (enseignant, entraîneur de sport, éducateur, etc.) Il faut pour cela tenir et ne pas avoir peur de s’entendre remis en cause dans ses repères éducatifs ; il faut savoir transmettre ses repères non pas via la terreur et la violence éducative, mais à travers une empathie transitionnelle qui permet de donner du sens à ce qui est dit et transmis. Sans cela les enfants et les adolescents se retrouvent seuls pour gérer les difficultés, car ce n’est « jamais le moment » pour solliciter l’adulte (parent comme professionnel). La violence subie ou celle ressentie ne peut alors qu’être agie. Soit contre l’autre comme en témoignent les actes de harcèlement, ou contre soi-même (comme en témoignent les passages à l’acte autoagressifs de plus en plus précoces comme les scarifications, les pratiques dangereuses, les troubles de la conduite alimentaire, les conduites suicidaires ou les suicides.)
Dans ce contexte où les adultes semblent psychiquement si absents, l’ambiance générale n’est pas des plus positives pour les jeunes d’aujourd’hui : on leur explique que l’alimentation n’est plus saine, car elle contient des pesticides et autres produits toxiques, qu’il n’y a plus assez de soignants et de possibles pénuries de médicaments, qu’après une pandémie liée à un virus invisible qui a mis à l’arrêt le monde entier, la guerre en Ukraine est responsable d’une crise économique qui s’annonce redoutable, que les familles se désintègrent aussi vite qu’elles se recomposent, que la terre « brûle » et les glaciers disparaissent, que leur orientation scolaire est soumise à un système des plus nébuleux, qu’ils ne peuvent plus voyager sans être culpabilisés de polluer la planète, que la retraite va devenir une période de la vie réduite au minimum. Et comme si l’ambiance « sinistrosique » n’était pas assez plombée, il leur est dit que le papillomavirus risque de les faire agonir de cancers s’ils ne se font pas vacciner.
Mais comment peut-on penser que les enfants d’aujourd’hui puissent un seul instant se sentir sécurisés, avoir confiance en eux, dans le monde que nous leur proposons ? Comment peuvent-ils croire qu’un avenir soit possible dans un tel contexte ?
L’époque est très rude c’est certain, mais le Moyen-âge n’était sans doute pas des plus simple à vivre. Il n’est pas surprenant que les troubles anxieux aient augmenté selon les études internationales (UNICEF, Organisation Mondiale de la Santé) de près de 30 % chez les enfants et les adolescents, que les situations de violences en particulier de harcèlement augmentent, que les troubles anxieux scolaires ne soient plus exceptionnels.
Nous avons, en tant qu’adultes une responsabilité majeure dans l’état psychique des jeunes d’aujourd’hui. Au-delà de toutes les difficultés du monde actuel, nous devons leur transmettre le goût de vivre et leur permettre de savoir que toute difficulté à une solution et peut-être dépassée.
Si nous ne croyons plus en l’enfant et en l’adolescent, il n’y a plus d’avenir qui soit pensable pour eux. Au-delà de toutes les difficultés que nous rencontrons, il est plus que nécessaire d’agir pour rester disponibles psychiquement pour nos enfants et nos adolescents, penser les violences invisibles qu’ils peuvent vivre et pouvoir les prévenir.
Seuls les mots, la présence et la compréhension, permettent d’apaiser ces violences qui s’inscrivent au cœur des enfants et de leurs vies.
Cette attention relative aux liens avec les enfants et au sein du groupe qui les portent, est une nécessité si nous souhaitons leur permettre de croire positivement à un devenir possible.

Pour poursuivre…
Romano H. L’enfant et la guerre. Paris : Odile Jacob, 2022.
Romano H. Quand la vie fait mal aux enfants. Paris : Odile Jacob, 2018.
Romano H. L’enfant face au traumatisme, Paris : Dunod, 2015 (seconde édition 2021).
Romano H. Harcèlement en milieu scolaire. Victimes, auteurs : que dire, que faire, Paris : Dunod, 2015 (seconde édition 2019).
Romano H. L’enfant et les jeux dangereux, Paris : Dunod, 2012.
Romano H. Pour une école bientraitante. Prévention des risques psychosocio-scolaires. Paris : Dunod, 2016.